Vous êtes ici

Un pagne funéraire sénoufo

Auteur(s): 

L'article qui suit a pour objet le décryptage d'un pagne funéraire sénoufo. Mais il nous a paru utile de commencer par une courte description des rites de funérailles dans cette ethnie.

Rites funéraires sénoufo

Chez les Sénoufo, les funérailles sont une fête pleine de joie et d'espérance, occasion de retrouvailles pour les parents, les habitants du village et les alliés. Acte religieux par excellence, les cérémonies funéraires donnent accès au « village des morts », lieu indéterminé et souterrain où les ancêtres attendent le défunt. Ceux-ci, apparentés aux génies, ont leur domaine dans la brousse. Selon la conception sénoufo, le souffle du mort pil se sépare du corps, mais s'attarde dans les lieux qu'il a connus. Cette situation dangereuse laisse ouverte la porte de l'au-delà, d'où peuvent surgir des monstres. Il faut donc aider le pil à partir définitivement et se concilier les ancêtres. Le forgeron, homme craint et respecté, en est l'intermédiaire 1. Pendant les funérailles, le poro, cette société qui s'occupe de l'initiation, se donne en spectacle pour assurer le rituel. Les cérémonies funéraires comportent deux moments bien distincts dont les rites sont toutefois fort proches. L'ensevelissement, tout d'abord, a lieu dans les jours qui suivent la mort. Le pagne malinké qui figure au début de cet article en donne une représentation. Pour les gens de qualité, de nombreux invités sont attendus ; aussi doit-on conserver le cadavre jusqu'à leur arrivée. Il était autrefois boucané, mais les morgues rendent cela plus aisé de nos jours. Quant au renouvellement des funérailles, il se fait bien plus tard, à la saison sèche, quand les travaux des champs permettent une plus grande affluence ; il demande une longue préparation et dure plusieurs jours. Il permet de calmer le courroux des ancêtres et de leur faire accepter le pil du défunt parmi eux 2. Les cérémonies se déroulent sur une aire aplanie et dégagée de toutes broussailles. Elle est située près du Bois Sacré où sont entreposés les masques, et des bosquets à l'abri desquels les groupes d'initiés déjà cagoulés se préparent à apparaître. Tout le village assiste aux funérailles. S'y ajoutent des délégations des villages voisins, qui viennent avec leurs masques, surtout si le défunt avait avec eux des liens de parenté. Des initiés du village, portant le masque facial réservé aux relations avec l'extérieur, reçoivent les étrangers et leur annoncent le décès. Les invités, en effet, ne l'apprennent officiellement qu'en entrant au village. Les femmes, qui ne doivent pas voir certains masques 3, ne viennent que lorsque ceux-ci se sont retirés. Malgré la chaleur et la poussière, on ne prendra son repas qu'une fois la cérémonie terminée. Des jeunes filles se mêlent à l'assistance pour proposer du tabac, des boissons et de quoi tromper la faim.

Ceux qui exécutent le cérémonial sont des semi-professionnels qui appartiennent tous au poro. Les porteurs de « masques-heaumes » incarnant les animaux mythiques ont déjà satisfait à la phase active de l'initiation. Ils sont cagoulés, portent une peau de bête sur le dos, de sorte que personne ne peut les reconnaître. Pour ne pas se défier, ils apparaissent par catégories, chacune ayant sa mission particulière, selon un ordre rituel précis. Les masques se produisent de manière terrifiante 4, car ils sont chargés de chasser les mauvais génies et d'associer les ancêtres courroucés qui doivent accueillir le défunt. D'autres masques encerclent le corps en tournant autour de lui de plus en plus près. D'un bond, le masque de tête saute sur le lit funéraire ; il parle au mort pour l'apaiser et pose sur lui un petit tambour qu'il frappe à coups redoublés en agitant un grelot de l'autre main. C'est ainsi que le pil est expulsé, au son de longs tambours que battent les anciens du village. La tension retombe alors, et la cérémonie peut reprendre plus sereinement son cours ; l'assistance se rapproche, en communion avec le défunt. D'autres masques entrent en scène. Des personnages en combinaison de sisal tricoté apparaissent, la tête enserrée dans un triangle de toile noire où seuls les yeux sont visibles ; ils portent un sac de peau séchée et, lors des entractes, le tendent à la générosité des spectateurs. D'autres suivent, entièrement vêtus d'un grossier tissu tacheté, qui agitent des verges : ce sont les bouffons de la fête, ils amusent l'assemblée par leurs cabrioles. Au cours de la cérémonie, les ancêtres sont peu à peu amenés à accueillir le défunt. On l'accompagne à la limite du village et de la brousse pour la mise en terre. C'est l'occasion de palabres mouvementés, chacun donne son avis sur la façon de soulever ou de porter le cadavre, sur l'itinéraire à suivre, sur l'ordre de préséance des accompagnateurs etc. Le forgeron sera une dernière fois en butte à la mauvaise volonté du mort : il devra, pour le faire entrer dans l'alvéole de la tombe, lui casser les jambes avec le manche de sa cognée.

Un pagne funéraire sénoufo Le défunt emmailloté de pagnes repose sur le lit rituel. Lors du renouvellement des funérailles de certains personnages, un substitut de paille et de lianes cousu dans des étoffes remplace le cadavre. Le lit est taillé d'une seule pièce dans un tronc d'arbre ; on le garde ordinairement dans l'antichambre de la cour du chef de village. Dans le cas de dignitaires, on couvre le lit rituel d'un pagne funéraire.

Celui-ci est fait de bandes de tissu de 10 cm de large environ qui sont peintes au sortir du métier à tisser avec le dos d'un couteau. La teinture, de couleur jaune, est tirée de la sève d'une liane ; elle vire au noir et devient indélébile au contact des racines d'un arbre sous lequel on trempe le pagne dans la boue du marigot. Les bandes de tissu sont ensuite cousues ensemble par leurs longs côtés ; on coupe le rouleau ainsi formé à la longueur voulue (environ 2,35m), ce qui explique la brusque interruption que l'on remarque sur les bords à droite et à gauche. Autrefois, seul un lépreux pouvait réaliser ces tissus peints car on pensait que des génies l'inspiraient au travers de son mal. Le pagne présenté ici a été fait selon ces procédés ; il peut être daté du 1e quart du XXe siècle.

Afin de rendre plus aisé l'accès au village des morts, les peintures illustrent l'ensemble des rituels auxquels le défunt a pu participer de son vivant ; ainsi s'explique la récurrence de certains éléments. On distingue des génies qui participent aux funérailles, mais aussi des acteurs humains - musiciens, chasseurs, pêcheurs etc. - qui, par mimétisme, se substituent aux ancêtres. La présence des animaux mythiques et totémiques permet ce phénomène et répond d'une entrée sans encombre dans le village des morts. Neuf bandes de tissu horizontales composent ce pagne ; elles se lisent comme une bande dessinée, de haut en bas et de gauche à droite.

La 1e ligne débute avec le masque Navigué (buffle blanc), représenté 2 fois. Il est dessiné avec une tête sur le dos. Navigué ne sort pas à toutes les cérémonies, mais à la fin de la 2e section de 7 ans de l'initiation du poro ; c'est une armature légère de bois recouverte de nattes. Viennent ensuite quatre porteurs de masque au repos : lorsque de nouveaux masques apparaissent, les précédents leur cèdent la place. Suit une bande de signes : ce sont des idéogrammes (ainsi, les damiers symbolisent le rythme des jours et des nuits). Le monstre Nasolo (grand buffle) est figuré 2 fois. Plus grand que Navigué, il peut faire 5 m de long ; à l'intérieur se trouvent 2 ou 3 personnes, qui, pour se diriger, ont besoin d'un guide : c'est un garçon danseur, qui agite ici des branches devant le premier des monstres. Sur ce pagne, Nasolo est toujours associé à un damier 5.

Sur la 2e ligne, après une bande de signes, le danseur Nafiri porte une cagoule en triangle. Lors des cérémonies, il assure les intermèdes et le maintien de l'ordre ; il tient une besace dans laquelle les gens déposent des cauris . Les deux personnages suivants sont ceux qui encerclent le mort petit à petit. Puis viennent deux musiciens, qui sont des meneurs de jeu. Enfin, 5 participants.

La 3e ligne présente une procession d'animaux primordiaux et totémiques : tortue, python, pintade, poissons, varan, caïman. En fin de ligne, un personnage énigmatique montre que le peintre, selon son inspiration, insère des éléments anecdotiques et contourne ainsi l'aspect contraignant du rituel.

En 4e ligne un chasseur armé d'un arc et un pêcheur, au milieu de divers animaux (dont des antilopes), symbolisent les activités du village. Juste avant la bande de signes qui termine la ligne sont dessinés 2 tireurs de fusil : ce sont des fusils de fabrication africaine (fusil de traite) dont les détonations font honneur au défunt et accentuent son prestige 6.

Sur la 5e ligne se succèdent 2 Nasolo, une bande de signes, 4 Navigué, 4 masques au repos.

La 6e ligne commence par une scène qui semble à nouveau tenir de l'anecdote : un homme tire un personnage des mâchoires d'un caïman dans lesquelles il est pris. En réalité, le peintre traduit ici l'interdit de chasser les caïmans, sacrés dans certains endroits, par le risque qu'on court à l'enfreindre. Suivent des animaux. Enfin, l'homme avec un pic entre deux gros poissons est un pêcheur : on répand dans le cours d'eau un extrait végétal qui grise les poissons ; ils remontent alors à la surface et on peut les attraper avec cet instrument.

Sur la 7e ligne, après une bande de signes et un caïman, Nasolo est représenté 2 fois avec son guide. Viennent ensuite 2 danseurs masqués et des animaux.

Cinq danseurs masqués ouvrent la 8e ligne. Le danseur Free les suit : il agite des verges frénétiquement ; c'est un bouffon dont les pitreries servent d'intermède entre les différents passages. On retrouve ensuite le meneur de jeu, avant un personnage indéfinissable. Après une bande de signes, 2 Navigué terminent la ligne.
Sur la dernière ligne, entre deux bandes de signes, se succèdent 4 Navigué et 4 masques au repos.

Nous avons dit que les représentations de ce pagne se lisent comme une bande dessinée. Avec une particularité toutefois : il ne s'agit pas d'une histoire continue, qui serait racontée en diverses scènes, mais plutôt d'une sorte de présentation globale des cérémonies d'un village. De même que les funérailles participent de la fête et de la vie, on ne saurait dissocier un rituel de son ensemble : le mort part pour le village des morts avec tout son bagage culturel. Il lui sera utile dans sa vie auprès de ses ancêtres.

  • 1. Le forgeron façonne les objets dont se servent les cultivateurs. Ils blessent la terre, mais le forgeron, maître du feu et de la foudre, en prend la responsabilité sur lui.
  • 2. Parfois, lors de morts inhabituelles, celle d'un lépreux par exemple, l'âme a du mal à gagner le village des ancêtres ; elle erre autour du village, ce qui ne satisfait personne. Aussi des funérailles répétées permettent-elles de la faire accepter peu à peu dans le village des ancêtres.
  • 3. Elles étaient autrefois punies de mort ; elles se rachètent aujourd'hui par quelques piécettes et en se lavant les yeux.
  • 4. Les masques, bénéfiques, neutres ou maléfiques, sont toujours terrifiants car ils représentent des êtres indéterminés, mélanges d'animaux mythiques.
  • 5. Chez les Dogon, le pagne à damier est exclusivement le pagne des morts.
  • 6. Simples tuyaux dans lesquels on verse du salpêtre, de la poudre noire, des pierres, des morceaux de fonte etc. Le P. Henri Bannwarth leur a substitué des mortiers à carbure utilisés dans les vignes pour chasser les oiseaux, puis un dispositif ingénieux fait de 2 plaques de métal, l'une creusée d'une cupule contenant un mélange détonnant, l'autre munie d'un ergot : lorsque la 2nde plaque se rabat sur la première, l'ergot fait exploser le mélange.